Coronavirus : ces Libanais oubliés à Goa
Depuis des semaines maintenant, une centaine de Libanais en Inde et en Asie du Sud-est sont dans l’incapacité de rentrer au pays et vivent, sous la menace du coronavirus, dans une situation financière critique. Récit de l’odyssée d’un groupe de Libanais qui a vécu des journées de cauchemar dans l’État de Goa, sur la côte ouest de l’Inde.
Thomas ABGRALL | OLJ 14/04/2020
Abir et ses amis ont à peine eu le temps de comprendre ce qu’il se passait qu’il était déjà trop tard. Le 24 mars, la jeune femme de 28 ans loge dans l’un des nombreux shacks (des huttes en bambou) qui bordent l’immense plage de sable fin d’Arambol, dans l’État de Goa. C’est là qu’un groupe d’amis, en road-trip dans la région, doivent se retrouver pour quelques jours. À 20h ce jour-là, le Premier ministre indien Narendra Modi annonce à la télévision qu’à partir de minuit, les 1,3 milliard d’Indiens seront confinés pendant 21 jours. La décision est brutale car l’autoritaire Premier ministre est mécontent d’une première répétition générale qui a lieu deux jours plus tôt, le « couvre-feu du peuple », finalement peu respecté par les Indiens.
L’État de Goa décide d’aller encore plus loin que ne le préconise Narendra Modi : tous les magasins, y compris ceux de première nécessité, doivent baisser le rideau, et les frontières du plus petit État de l’Inde – trois fois plus petit que le Liban – sont fermées, laissant en rade tous les camions de ravitaillement. « Tout s’est passé très vite. Il nous restait des pâtes, du riz, quelques patates et puis, au bout de deux jours, plus rien. Alors nous avons dû sortir la nuit comme des voleurs pour attraper des noix de coco », raconte Abir.
Certains magasins tentent d’ouvrir discrètement, mais leurs propriétaires sont tabassés par la police, et des paramilitaires de la Central Reserve Police Force du ministère de l’intérieur sont déployés dans les rues. Le gouvernement local est dirigé par Promad Sawant, jeune cadre du BJP, le parti nationaliste hindou, et tient à faire respecter l’ordre d’une main de fer, alors que l’État voisin, celui du Maharastra, est l’un des plus touchés par le Covid-19.
« On nous traitait de corona dans la rue »
Abir et ses amis sont pris au piège comme des milliers de touristes coincés, parfois seuls, dans de petits hôtels dans ce paradis des backpackers, amateurs de yoga et de fêtes endiablées, exploré par les hippies dans les années 70.
Dans l’État de Goa, ils sont aujourd’hui 20 Libanais dispersés dans trois lieux différents. « Même les locaux n’arrivaient plus à se nourrir. Alors, nous avons appelé à l’aide l’ambassade libanaise. C’était la panique totale », se souvient Abir. « L’ambassade nous a dit qu’un homme d’affaires indien, qui possède des hôtels dans la région, allait venir nous chercher en voiture et nous emmener dans l’une de ses villas pour nous loger. Il est finalement arrivé un soir à 23h avec deux petites motos qui n’étaient pas suffisantes pour nous emmener avec nos bagages. Il devait revenir nous chercher, nous avons attendu jusqu’à 2h du matin en nous cachant dans la rue puis, sans nouvelles, nous sommes retournés près de la plage », ajoute-t-elle.
Faten, 27 ans, qui fait aussi partie du groupe de cinq amis, raconte la suite. « Au bout de quelques jours, quelques magasins ont commencé à ouvrir en catimini, mais on ne savait jamais quand. Les files d’attente étaient énormes et les stocks maigres. On a essayé de s’aventurer dans la rue, mais les locaux criaient “Corona, corona” en nous pointant du doigt et nous chassaient. C’était effrayant. » Dans l’État de Goa, qui vit essentiellement du tourisme, les étrangers sont accusés d’avoir importé le virus. Un premier cas de Covid-19 a été confirmé le 25 mars dans l’État, qui en compte aujourd’hui sept. « Nous sommes devenus le virus incarné », affirme Abir.
L’ambassade libanaise envoie plus ou moins régulièrement de la nourriture au groupe. « Certains soirs, nous n’avons pas pu manger », se rappelle Faten. Au bout de plusieurs jours, l’ambassade propose aux jeunes de les escorter dans un hôtel. « Il aurait fallu que nous payions l’hôtel qui était vraiment trop cher par rapport à notre budget, alors que nous devions économiser le plus possible sans rapatriement prévu », souligne Abir.
« Nous nous sentons abandonnés par notre pays »
Faten décide alors d’appeler la gérante d’une guesthouse dans laquelle elle a logé à son arrivée à Arambol. Elle accepte de les recevoir, alors que la plupart des hôtels refusent les étrangers. L’ambassade libanaise coordonne avec la police locale pour escorter le petit groupe. Un membre des forces de sécurité indienne, masqué sur son deux-roues, les accompagne dans les rues désertes. Mais quand ils arrivent devant la guesthouse, ils sont accueillis par un petit attroupement qui réclame fermement leur départ. La gérante promet de les expulser le lendemain. Il faudra un nouveau coup de fil de l’ambassade et l’intervention de la police locale pour que les Libanais puissent rester.
Début avril, les commerces commencent à ouvrir plus régulièrement, mais la gérante de la guesthouse leur interdit de sortir. « Elle avait peur qu’en sortant, nous puissions attraper le coronavirus et le transmettre à sa fille et à sa mère. Nous avons respecté sa décision », raconte Faten. La bande d’amis cherche désormais une petite location à moindre coût. « L’ambassade nous appelle tous les jours pour nous dire qu’elle n’a pas de nouvelles quant à un rapatriement. Nous voyons les touristes étrangers partir dans des charters tous les jours. L’État libanais n’est pas capable de ramener ses citoyens chez eux, on se demande si cet État existe vraiment. Des Libanais plus fortunés provenant de diasporas connectées avec les élites politiques ont pu revenir. Mais en ce qui nous concerne, nous nous sentons abandonnés par notre pays », lance Faten.
Des tarifs de retour exorbitants
Depuis le début du confinement en Inde, plus de 3 500 touristes étrangers présents à Goa ont pu rentrer dans leur pays. « Nous faisons ce que nous pouvons pour aider les Libanais dans des situations difficiles. J’ai expliqué l’urgence de la situation au ministère des Affaires étrangères et de l’émigration, mais la priorité a été donnée aux États africains et européens, où l’épidémie est plus développée. Les capacités du gouvernement libanais sont limitées », explique Rabie Narsh, jeune ambassadeur nommé il y a deux ans en Inde.
« Environ 110 Libanais se sont inscrits pour rentrer d’Inde et de pays d’Asie du Sud-Est voisins. Ce sont principalement des jeunes, mais l’on compte aussi quelques hommes d’affaires. En Inde, ils sont dispersés à Goa, dans le Gujarat, le Kerala… Ils se trouvent aussi dans une demi-douzaine de pays alentour. Il faudrait probablement les rassembler au même endroit. Rien n’a été encore décidé », poursuit l’ambassadeur. Selon les chiffres que Rabie Narsh a communiqués à L’Orient-Le Jour, 65 Libanais souhaitant être rapatriés sont ainsi bloqués en Inde depuis un mois, une dizaine au Sri Lanka, une quinzaine en Thaïlande, une quinzaine aux Maldives et quelques Libanais au Népal et au Bangladesh.
L’un d’entre eux fait de l’hypertension artérielle. C’est l’ambassade du Liban en Inde qui est responsable d’une dizaine de pays d’Asie du Sud-Est proches de l’Inde, ces pays ne disposant pas de leur propre ambassade. « Pour l’instant, la situation n’est pas encore critique, mais rapidement, les Libanais vont se trouver à court d’argent et limités par les restrictions bancaires (imposées au Liban, NDLR). Le prix des billets de retour sera nécessairement significatif et certains pourraient ne pas être capables de le payer. Pour le moment, je n’ai pas de réponse à leur donner », reconnaît l’ambassadeur.
« J’ai dû me battre avec ma banque pour obtenir de pouvoir tirer 100 dollars en avril, ce qui ne me permet pas de tout acheter car beaucoup de transactions se font en liquide ici.
« Nous avons lu que les tarifs pour les billets de retour des pays d’Afrique étaient de 1 800 dollars, nous n’osons imaginer les tarifs pour l’Inde… » dénonce Faten, qui souligne que « beaucoup d’étrangers ont été rapatriés gratuitement ».
Jinan, une Libanaise de 25 contactée par L’Orient-Le Jour au Sri Lanka – à un millier de kilomètres de Goa –, ne dit pas autre chose. « Je suis venue avec un billet à 270 dollars. Comment est-ce que je pourrais payer les sommes dont j’entends parler pour un billet de retour ? J’envisage de rester dans le sud du pays jusqu’à ce que la pandémie se termine. Beaucoup de Libanais ne se sont pas même signalés à l’ambassade quand ils ont vu les prix des billets de retour. » Venue en février rendre visite à des amis libanais installés au Sri Lanka, la jeune femme est hébergée dans une guesthouse, mais dans une situation financière compliquée.
« J’ai dû me battre avec ma banque pour obtenir de pouvoir tirer 100 dollars en avril, ce qui ne me permet pas de tout acheter car beaucoup de transactions se font en liquide ici. Pour la suite, je ne sais pas comment je vais tenir », avoue la jeune femme. Le confinement en Inde, initialement prévu jusqu’au 14 avril, a été prolongé, mardi matin, par le Premier ministre Modi jusqu’au 3 mai. Autant dire que ces Libanais oubliés à l’autre bout du monde ne sont pas prêts de revenir au pays.